M.Macron cherche avec inventivité la recette parfaite de la forme la plus acceptable de dictature. Laisser les coiffeurs ouverts dans les 16 départements confinés est un bon exemple de cette quête du dosage idéal. La critique récurrente lorsque nous employons le mot « dictature » est de nous renvoyer aux dictatures en cours dans d’autres pays du monde. Cet argument n’est pas pertinent. La notion de dictature ou de démocratie mérite mieux que : « Allez donc voir ailleurs si j’y suis».
La dictature et la démocratie ne sont pas des objets immobiles mais des construits sociaux et politiques. A Athènes, au VIIe siècle avant Jésus Christ, s’installait un régime démocratique que nous aurions peine à considérer comme démocratique aujourd’hui. Pendant toute la IIIe République, les femmes n’avaient pas le droit de voter. Si le droit de vote des femmes est supprimé demain, que nous revenons à cette belle et bonne IIIe République, serons-nous en dictature ou en démocratie ? Avant 1981 en France, et donc sous la Vème République démocratique, il n’existait pas de radios libres. Si demain la radio est censurée comme il y a à peine 40 ans sous la même Constitution, serons-nous en dictature ou en démocratie ?
Nous sommes dans une époque qui a mis toute son âme dans la liberté l’expression, ou plus exactement à croire qu’elle existait parce qu’elle s’exprime et peut vérifier qu’elle existe parce qu’elle peut se regarder s’exprimer. La seule chose qui pourrait véritablement être inacceptable dans la dictature de demain en Occident, ce serait de fermer un média ou un réseau social. Tout le reste peut disparaitre sans difficulté : c’est ce que nous prouve la situation actuelle sans aucune ambigüité. Le dernier sondage Ouest France donne : “56 % des Français concernés adhèrent au reconfinement des 16 départements”. Vous avez bien lu « des Français concernés », ce qui signifie qu’ils veulent s’auto-confiner et c’est 70% au niveau des Français en général. Et encore 75% des Français concernés auraient même voulus que cela arrive plus tôt. Une aubaine pour tester les meilleures recettes.
La liberté d’expression a été la plus longue à conquérir et c’est effectivement celle qui fait le plus défaut dans les dictatures exotiques. C’est pour cela qu’aucun pouvoir bien informé qui voudrait établir une dictature nouvelle ne ferait l’erreur de compromettre cette liberté-là. Les libertés de déplacement, de commercer, de se réunir, … sont dans le domaine public depuis très longtemps : elles ont vieilli. Et dans notre monde tout ce qui vieillit perd de l’intérêt : on préfère un nouveau vaccin à un vieux traitement, comme on a préféré le Blueray au Dvd sans savoir vraiment pourquoi, ou un smartphone avec 15 mégapixels plutôt que 12. Donc certaines libertés sont obsolètes : tollé contre l’article 24 de la loi sécurité globale qui interdisait avant sa re-rédaction de filmer des policiers, rien d’audible sur l’interdiction de sortir de chez soi après 18 heures pendant des mois. Certaines libertés sont très symboliques, d’autres moins.
La liberté d’expression est devenue la liberté la plus centrale et revendiquée parce : je m’exprime donc j’existe. La phase préliminaire qui consistait à penser n’est pas obligatoire. C’est pour cela que la liberté d’expression n’a plus vocation à inquiéter un pourvoir occidental. Comme tout le monde publie tout et n’importe quoi dans un flux ininterrompu, réplique, commente, qu’aucun média officiel et sérieux ne peut faire autre chose que sur-publier pour ne pas disparaitre devant les publications protéiformes des citoyens et médias alternatifs, que le pouvoir à sa propre chaîne élyséenne et des flatteurs dans tous les supports médiatiques, cette liberté de dire tout ce qui est possible est aussi emblématique qu’inopérant. La preuve, cette publication que vous lisez est totalement inopérante ; elle n’a pour objet que d’exister à l’égal du reste des productions de contenus. Car ce n’est pas la liberté d’expression qui est seule importante. Il faut bien qu’à un moment une personne destinataire s’en empare et change le monde à partir de lui-même.
Les pouvoirs qui se méfient de la liberté d’expression sont des dictatures excessivement rétrogrades qui n’ont jamais laissé ce mode d’expression prospérer et ne savent pas le manier. Par contre il y a certainement très peu de dictatures technologiquement évoluées qui pensent que l’expression des gens peut être encore gênante. Nous n’en sommes plus à l’époque de Soljenitsyne qui transmet son récit sous le manteau. Un état comme la Chine n’est certainement pas inquiet de donner plus de liberté d’expression. Elle est juste inquiète qu’au départ ce soit 1 500 personnes sur 1.5 milliards qui attendent cette occasion et ont des choses à dire qui les disent pendant qu’il y a encore quelqu’un pour les écouter. Ensuite il y aura 1.5 milliards de bavardages et tout rentrera dans l’ordre. Mais la Chine n’est pas nation à tolérer un cafouillage passager.
« Allez donc voir en Chine ce qu’est une dictature, l’Etat de droit, ceci cela. » Mais pourquoi aller jusqu’en Chine quand on a la démonstration devant nos yeux. Un gouvernement majoritaire décide de créer une loi d’état d’urgence sanitaire qui rend légale toutes ses décisions de privation de libertés et qui la proroge selon son bon plaisir. Quand on pense que ça va trop loin, le Conseil Constitutionnel et le Conseil d’Etat donnent raison au gouvernement dans 95% des cas, les 5% permettant de donner le change. Les commissions parlementaires sombrent dans l’oubli.
« Allez en Chine et vous verrez que l’on peut vous jeter en prison comme Louis XIV pouvait embastiller sans procès ». A nouveau, tout cela ne tient pas : vous ne pouvez pas reconstruire une bastille dans un pays qui célèbre tous les ans sa destruction ; il convient d’être plus malin. Il suffit d’éliminer les gêneurs les plus importants, et pour cela la liberté d’expression est meilleure que la bastille. Viols, incestes, costumes trop chers, dessous de table, sextos, … et ça tombe comme des mouches. Vous à titre particulier, vous n’êtes rien, il n’est pas nécessaire de vous enfermer. Quand bien même vous auriez rédigé un livre extraordinaire sur la “Démonstration des phénomènes dictatoriaux à l’ombrage des sommeils démocratiques”, après un mois de promotion effrénée dans tous les talk-shows, il ne resterait rien de vos idées. Liberté d’expression, vacuité d’audition. Voyez le cas de Didier Raoult.
Côté occidental, le bad-buzz est la seule crainte réelle que la liberté d’expression peut susciter pour la classe politique européenne. Car on a bien vu que le système judiciaire n’est pas tellement tatillon avec le pouvoir : financement de l’UDR sous Pompidou (dossier Aranda), génocide rwandais sous François Mitterrand, emplois fictifs de Chirac, affaire Karachi pour Balladur, Nicolas Sarkozy actuellement un peu chahuté, tout cela ne va pas chercher bien loin et encore moins loin pour les seconds couteaux (Alain Juppé au Conseil Constitutionnel, Patrick Balkany, …). Mais vous reconnaitrez que toute cela c’est l’ancien monde : celui dans lequel la liberté d’expression était quand même un peu plus respectueuse des secrets. On pouvait avoir une fille cachée pendant quatorze ans alors qu’on ne peut plus avoir une maîtresse et se promener en scooteur. Les politiques seront plus vigilants dans le nouveau monde. Quand on a une arme à double tranchant, il faut juste apprendre à s’en servir. M.Macron sait très bien, c’est là sa plus grande compétence.
La dictature moderne est structurée de manière à être acceptable et elle est d’ailleurs acceptée. Le politique cherche le meilleur dosage tant qu’il a encore le plus de flexibilité possible pour déterminer son design. La recette est déjà très bien : demain tout le monde sera content de dire qu’il a pu aller boire deux Spritz en terrasse grâce à son passeport santé globale (nous copyrightons ce nom afin que le gouvernement ne le reprenne pas, car il est meilleur que tous ceux qui ont été proposés jusqu’à présent). Après tout ce n’était pas si grave, on avait déjà un numéro de sécurité sociale et un téléphone avec un GPS. On est vraiment content de retrouver la normalité. Chère et tendre normalité.
Toutefois ça ne sera pas tout-à-fait exact. On ne retrouvera pas la normalité parce qu’en réalité on n’a jamais quitté la normalité : le pouvoir veut du pouvoir et le serf veut de la servitude volontaire. Il l’avait, il l’a, il l’aura. Et vous qui n’aviez rien demandé vous l’aurez aussi, vous aurez droit grâce à votre formidable liberté d’expression de le crier sur tous les toits que vous n’étiez pas d’accord et que c’est la dictature, et une meute éprise de liberté d’expression vous répondra que si c’est ça la dictature, elle signe tout de suite. Malheureusement elle a déjà signé et elle a signé pour vous.