Préambule : vous pouvez aussi vous intéresser à notre tentative politique de rendre illégal, à l’avenir, l’état d’urgence sanitaire en utilisant les moyens constitutionnels en lisant et signant le projet, ou simplement le lisant sur notre site.
Le Conseil d’État a engagé un cycle de conférences pour réfléchir sur les états d’urgence. Avant la seconde conférence qui aura lieu demain 9 décembre, nous reprenons quelques-unes des analyses portées par les intervenants de la première conférence. Ils ont notamment souligné trois points qui nous confortent dans l’action entreprise contre les dérives actuelles du pouvoir : (1) l’état d’urgence comme outil de communication politique, (2) l’urgence sanitaire devenant par manque d’anticipation une urgence autoritaire, (3) la dissolution progressive du caractère exceptionnel dans la normalité.
M. Bruno Lasserre, vice-président du Conseil d’État, pose directement dans son introduction que : « Le recours à l’état d’urgence indépendamment de son intérêt juridique a aussi un intérêt politique : montrer qu’on agit, montrer qu’on protège les Français. Sortir de l’état d’urgence c’est aussi donner le signal qu’on désarme, donc c’est aussi politiquement difficile. ». M.Cazeneuve, ancien Premier ministre et ministre de l’intérieur, confirme : « Les gouvernements qui essaient de faire des lois de communication il y en a eu de nombreuses, sans doute m’est-il arrivé d’appartenir à certains de ces gouvernements moi-même. […]Si l’on plaçait dans le temps long de l’histoire cher à Fernand Braudel, on se rendrait compte que l’utilisation du droit à des fins de communication politique est sans doute la chose la mieux partagée entre ceux qui exercent une responsabilité politique par-delà les sensibilités ». Et il va jusqu’à annoncer : « Qu’y a-t-il dans la loi sur urgence sanitaire qui n’aurait pu être traité dans la loi de 1955. […] Je ne vois qu’une différence […] entre l’état d’urgence tel qu’il résulte de la loi de 1955 et l’état d’urgence sanitaire tel qu’il résulte de la loi de mars 2020 : c’est l’introduction dans le dispositif d’un comité d’experts scientifiques venant donner au gouvernement un éclairage pour savoir s’il peut prendre telle ou telle mesure ou ne pas la prendre.» Autrement dit l’état d’urgence sanitaire a non seulement une dimension politique tellement prégnante que ces deux personnalités l’affirment ouvertement, mais il est également annoncé sans précaution oratoire particulière que l’état d’urgence sanitaire n’a de sanitaire que le nom puisqu’il est identique à l’état d’urgence sécuritaire. Pourtant lutter contre un virus comme on lutte contre un groupe terroriste montre bien l’absurdité de la démarche. Or toute démarche politique engagée avec tambours et trompettes ne peut pas s’arrêter sans décrédibiliser le gouvernement qui l’institue. Il convient donc que ce régime absurde et inefficace soit soutenu par une communication permanente, qu’on pourrait appeler propagande, afin de justifier l’injustifiable.
Personne n’est dupe de cette dérive de l’utilisation du droit à des fins communicationnelle et politique. Comme l’indique M.Cazeneuse, tout cela n’est que la réitération à laquelle se livrent tous les hommes politiques. Le fait que le spectaculaire soit au centre de la politique comme il l’est au centre de la vie en général au XXIe est aussi logique qu’évident. C’est un truisme. Mais on voit que même dans une situation de crise qui requerrait une réelle action politique – la prise en main d’un destin collectif par le collectif –, il n’y a en fait rien de plus que de la communication. Quand bien même le réel n’est plus ce défilement répétitif du brouhaha social et économique ponctué de polémiques sociétales, que ce réel reprend sa nature de fatalité qui fracasse le cours du temps, la communication demeure l’outil politique central d’action sur le réel. Monique Canto-Sperber, philosophe chercheuse au CNRS, animatrice sur France Culture de l’émission « L’esprit public », montre d’ailleurs le paradoxe entre la communication guerrière et pharaonique que l’État français déploie en comparaison du caractère raisonnable et sobre que devrait imposer un état d’urgence strictement proportionné aux événements qu’il combat. Elle indique : « L’état d’urgence, ne peut pas se faire sans être accompagné d’une véritable communication, d’une mise en scène de l’action politique puisque c’est l’occasion de démontrer de façon spectaculaire que les gouvernements ne sont pas réduits à l’impuissance. Là, on a affaire à une hypertrophie de l’action politique et aucun gouvernement évidemment ne peut s’éloigner de la tentation de profiter du bénéfice de communication que cela permet. » Le problème est que cette vanité du pouvoir qui conduit à montrer le pouvoir comme un spectacle plutôt qu’en faire une action publique utile, conduit par un effet d’engrenage à piétiner la liberté pour sauver la dignité du gouvernement et non pas comme le proposait Montesquieu d’accepter de restreindre les libertés temporairement pour mieux sauver ces libertés mêmes (« les citoyens ne perdant leur liberté pour un temps que pour la conserver pour toujours »).
Les intervenants discutent également de ce que le rapport du Sénat a déjà identifié, à savoir que le gouvernement décrète l’état d’urgence sanitaire quand bien même l’urgence dans ce qu’elle a de sanitaire était derrière lui et que ce qu’il restait à prendre comme décisions d’urgence étaient des mesures autoritaires, par dépit. En effet, sur le plan sanitaire, les mesures visant à organiser des tests ou des approvisionnements d’équipements ou des organisations spécifiques des agences de santé ou des hôpitaux, n’ont pas été prises ni en janvier, ni d’ailleurs en mars. C’est ainsi à une urgence sécuritaire de confiner tout le monde qu’a servi et sert encore l’état d’urgence sous un prétexte sanitaire (où sont d’ailleurs encore ces capacités de tests tant attendues alors que des firmes parviennent à fabriquer et tester des vaccins ?). Ainsi, il se crée une confusion entre l’urgence d’une situation qui se présente par surprise sans possibilité d’anticipation (par exemple un acte terroriste suffisamment secret pour n’avoir pas été déjoué) avec l’urgence qui se produit comme conséquence d’une précédente inaction. M.Bruno Lasserre dit ainsi : « Que reste-t-il de la légitimité de l’état si chaque crise met à la fois en évidence son incapacité à y faire face dans un cadre normal et son impuissance à anticiper sa survenance. […] Pourra-t-on juger exceptionnel, et donc justifiant un régime de crise, les catastrophes climatiques dont la question n’est plus depuis longtemps de savoir ‘si’ mais de savoir ‘quand’ elles arriveront. ». Et Monique Canto-Sperber va une étape plus loin en indiquant qu’ « il est possible que l’état d’urgence devienne une forme de gestion de l’incertitude. Et les gouvernements, la manière de gouverner nos démocraties aujourd’hui est de plus en plus plongée dans l’incertitude, dans le brouillard des décisions. Et il est vrai que dans une situation telle que la nôtre, lourde de menaces, on peut imaginer qu’il y aura toujours quelque chose à décider en urgence, hors circuits normaux, toujours des décisions à prendre pour remédier à un péril. ». Nous défendons cette idée que l’état d’urgence sanitaire, compte tenu de sa durée gigantesque, de sa dénomination incorrecte permettant de mettre en valeur un but (sanitaire) sans rapport avec les moyens (sécuritaires), ouvre la voie à sa réutilisation pour toute une gamme de fausses urgences, crises et incertitudes propres à la postmodernité. C’est pourquoi nous proposons dans notre pétition de restreindre l’état d’urgence à des situations ciblées de terrorisme. Il n’est pas même impossible qu’un gouvernement majoritaire au Parlement puisse laisser pourrir une situation pour créer de manière factice une urgence, et lors, justifier du vote d’un état d’urgence. À ce titre on peut citer la proposition de M.François Molins, procureur général près la Cour de Cassation : « L’état d’urgence est aujourd’hui le seul à ne pas être mentionné dans la constitution alors qu’il est largement le plus utilisé. D’où la question de savoir si une constitutionalisation de cet état ne permettrait pas d’apporter véritablement des garanties de niveau constitutionnel à l’action du gouvernement et du Parlement ». En effet actuellement l’état d’exception prévu dans la Constitution est celui de l’état de siège, dédié à la survenue d’une guerre, tandis que les états d’urgence des lois de 1955 ou de 2020 sont des états d’urgence créées par la loi : ils sont donc flexibles, modifiables, soumis au gré des majorités et des événements qui précipitent souvent des décisions de circonstances et donc irréfléchies. La constitutionnalisation permettrait une mise en sécurité du dispositif. L’inconvénient étant que cela serait un processus excessivement long, d’où notre proposition d’un vote populaire qui peut avoir l’objet de réveiller les consciences tout autant que de donner force à un texte restreignant l’état d’urgence aux situations de terrorisme.
Enfin, l’état d’urgence est décrété en s’appuyant sur des justifications de principes et non sur des mesures précises. On décrète un état d’exception pour faire face à une situation d’exception sans décrire exactement les mesures qui ont besoin d’être prises et qui en justifierait. Cela révèle à nouveau que c’est l’impuissance et non la situation qui enjoint à décréter un état d’exception. Ne sachant ce que l’on veut faire on décide de se nommer surpuissant afin d’affirmer sa virilité devant le peuple. Peut-être aussi il y a là une certaine pensée magique : la vanité de l’homme politique qui peut penser la proclamation de sa puissance fera reculer l’événement lui-même. Un même dispositif d’état d’urgence pour lutter contre un virus ou un groupe terroriste n’est que le moyen de conjurer l’impuissance sanitaire par la toute-puissance sécuritaire. On peut comprendre cet excès. Les grandes figures charismatiques qui ont mené des foules sur le principe totalement inverse, c’est-à-dire de grandes actions puissantes en s’appuyant sur des mesures très limitées en nombre et extrêmement simples d’application, n’ont en effet pas été récompensées. On peut penser par exemple à Ghandi ou à Jésus. Monique Canto-Sperber s’inquiète de cette création d’un état d’urgence vide, qui n’est que le cadre à une action indéterminée, d’où la justification de l’exception a disparu. Bruno Lasserre fait remarquer que depuis 2015, nous avions passé la moitié de notre temps en état d’urgence et que « nous nous accoutumons vite aux restrictions de libertés. Aujourd’hui un nouveau confinement n’est pas plus aussi inimaginable qu’il y a quelque mois. »
Cette disparition de la justification de l’exception au profit d’une mise en exergue propagandiste de la puissance de l’État conduit silencieusement la population à s’accoutumer à l’état d’urgence. L’homme ne peut vivre dans l’exception, il construit naturellement la norme qu’il habite. Nous ne pouvons restreindre le penchant du pouvoir à aimer le pouvoir, ni le penchant du citoyen à préférer une situation de contrainte à laquelle il s’est habituée plutôt qu’une situation plus libre qui nécessiterait un nouvel effort pour y revenir ou y parvenir, mais nous pouvons nous empêcher nous-mêmes collectivement, que nous soyons parmi les vaniteux du pouvoir ou des lâches du moindre effort – et nous devons admettre que nous pouvons bien tous être de ces différents bords – et graver dans la loi ce qui nous importe encore quand notre esprit est en pleine possession de lui-même. Notre proposition est toujours en ligne ici.