Gabriel Attal, faisant le compte rendu du Conseil des ministres du 9 juin 2021 dit : « Puisque je parle des armes contre l’épidémie, aujourd’hui une nouvelle se met en place : le pass sanitaire. Le pass sanitaire c’est la liberté. C’est la capacité à aller dans de grands rassemblements sportifs et culturels avec un certificat de vaccination ou un test négatif. C’est ce qui permet à toute la vie de reprendre. » S’il s’agissait d’une intervention spontanée dans le cadre d’une interview, on pourrait hésiter entre un élément de langage préparé ou une simple bourde. Mais il s’agit d’un compte rendu officiel, préparé mot par mot, et c’est donc bien le résultat d’une pensée de communicants aguerris qui pose cette invraisemblable équivalence.
Il y a plusieurs interprétations possibles de cette farce. La plus innocente est de penser qu’il y a juste une approche légaliste de la liberté définie comme une capacité, puisque ce terme de « capacité » vient juste en suivant dans la bouche de Gabriel Attal. Effectivement la liberté d’un citoyen est une capacité juridique, une aptitude à être titulaire de droits et à les exercer. En ce sens, la détention d’un titre valant moyen d’accès à un rassemblement permet de garantir un droit posé par la nouvelle législation sanitaire (loi n° 2021-689 du 31 mai 2021 relative à la gestion de la sortie de crise sanitaire). Cette interprétation résiste un peu plus mal à la suite de la phrase : « C’est ce qui permet à toute la vie de reprendre ». Car alors le titre en question ne se borne plus à donner accès au droit auquel il se rapporte mais à toute la vie. Il faut donc convenir que le mot « liberté » visait bien le concept philosophique et non pas la capacité juridique.
Une seconde interprétation est de penser qu’en associant la liberté dans son ensemble et le pass sanitaire, le gouvernement continue de dérouler son discours syllogistique (voir notre article De la contradiction) : le pass sanitaire est un bien, la liberté est un bien, le pass sanitaire c’est la liberté. Il n’y aurait aucune arrière-pensée particulière en ce cas, sauf celle de faire passer ses idées pour belles et bonnes par un tour de passe passe (pass-pass) langagier. De la politique comme on la connait depuis deux ans et qui fait de la confusion le mode majeur de l’argumentation. Mais à nouveau, cela ne tient pas. Car jamais nos communicants attentifs n’auraient formulé au préalable une autre équivalence : « Puisque je parle des armes contre l’épidémie aujourd’hui une nouvelle se met en place : le pass sanitaire ». Le pass sanitaire est donc « une arme contre l’épidémie » dans la première phrase et le pass sanitaire est « la liberté » dans la phrase qui suit immédiatement. Un communicant n’aurait pas laissé cette association qu’un cerveau attentif fait naturellement sans se forcer: une arme contre l’épidémie, c’est la liberté. C’est pourtant exactement ce que dit, sans syllogisme cette fois, le discours de M.Attal. Dire que la liberté est une arme contre l’épidémie n’est pas du tout la ligne éditoriale de ce gouvernement. Les communicants du gouvernement sont meilleurs que ce que l’on pense et il parait difficile qu’une telle incohérence ait pu leur échapper consciemment. Mais peut-être leur a-t-elle échappée inconsciemment : c’est l’interprétation qui suit.
Dans les premières pages de 1984, Georges Orwell nous parle d’étranges ministères : « Le Ministère de la Paix, qui s’occupe de la guerre. Le Ministère de l’Amour, qui maintient la loi et l’ordre ». Dans un premier temps de lecture on suppose que c’est juste un déguisement du langage de nommer Ministère de la paix en Ministère de la guerre. Une sorte de propagande masquée par le langage. Un peu la même propagande que celle d’interpréter comme un dolus bonus le fait de dire que « le pass sanitaire c’est la liberté » pour vendre l’idée que le pass sanitaire est un bien. On peut se dire que c’est du marketing et que ça ne fait de mal à personne qu’il y ait dans ce monde un mensonge politique de plus ou de moins. Mais en avançant dans la lecture de 1984, on se rend compte que la mission de ces ministères est de faire advenir leur titre comme vrai et non pas simplement comme propagande. Ces ministères transforment l’histoire et la médiation de réalité par les journaux pour la rendre conforme à leur dénomination. Il ne s’agit donc pas d’un simple nom de ministère mais d’un principe actif qui vise à réaliser ce qu’il nomme en l’ayant prophétisé. Hannah Arendt théorise cette approche en disant : « mieux que toute les autres techniques de propagande totalitaire, celle de la prédiction infaillible trahit son objectif ultime de conquête du monde, puisque c’est seulement dans un monde entièrement sous contrôle que le dirigeant totalitaire a la possibilité de réaliser tous ses mensonges et d’avérer toutes ses prophéties ». Quand on annonce « Le pass sanitaire c’est la liberté », il s’agit déjà d’un principe actif, du basculement de la propagande vers le fantasme de sa réalisation (voir à ce propos notre article Des années 20). Et si l’on avance encore un peu dans la lecture de 1984, on voit qu’il ne s’agit pas uniquement de réaliser le faux comme vrai. Il est nécessaire que vous, en tant qu’individu, vous acceptiez que le faux est vrai non pas uniquement dans votre esprit mais dans votre chair, comme le découvre Winston avec le ministère de l’Amour à la toute fin du livre. C’est ici que l’inconscient des communicants du gouvernement a parlé.
Ainsi les communicants nous ont laissé un discours qui dit littéralement « le pass sanitaire, c’est la liberté » et qui dit entre les lignes : « une arme contre l’épidémie, c’est la liberté. » Ce discours entre les lignes s’adresse à vous. A vous en tant que Winston. Vous êtes le Winston qui croit qu’il existe une résistance, qui la cherche et qui croit même l’avoir trouvée en O’Brien. Vous êtes appâté par cet entre-les-lignes comme Winston a été appâté. On lui a fait croire à la résistance pour mieux le broyer comme nos communicants vous incitent à la liberté pour mieux vous broyer. Car vous allez prendre goût aux terrasses, puis vous allez devoir accompagner quelqu’un à l’intérieur d’un restaurant. La première fois vous inscrirez un nom fictif sur le cahier de rappel et puis un jour vous écrirez votre nom. Vous allez voyager un peu en France. Puis vous passerez une frontière. Au début vous la passerez sans test, puis avec un faux test, puis un vrai, puis vos enfants râleront de faire des tests et votre mari ou votre femme vous dira que c’est idiot alors qu’il suffirait de les vacciner. Et plus vous reprendrez votre liberté plus vous aurez l’incitation à entrer dans le dispositif. A ce moment ce dispositif auto-réalisateur qui disait « le pass sanitaire, c’est la liberté » dira vrai pour vous, ce dispositif vous rendra de la liberté. Et ce dispositif prophétique de la société du contrôle aura commencé à dire vrai en disant que la liberté est une arme contre l’épidémie, car en vous incitant à la liberté nouvelle il vous aura montré combien votre conception archaïque de la liberté vous met dans la difficulté, et combien vous lui préférez la liberté qu’on a pensée pour vous, et combien vous préférez vous soumettre finalement à la lutte contre la pandémie. On rebaptisera très vitre le ministère de la Santé en ministère de la Liberté. On scandera : « La nouvelle liberté, c’est l’arme contre la pandémie. » Il ne suffit pas de lire et de vivre entre les lignes, car même-là, comme Winston, on viendra vous chercher.
A ce moment, souvenez-vous que ce que vous aimiez dans la liberté d’avant l’épidémie c’était l’insouciance. Vous alliez aux terrasses, aux concerts, danser et boire sans autre préoccupation que le temps et l’argent nécessaires. Et que c’est pour rester insouciant que vous avez laissé la farce des communicants et des législateurs vous emplir le cerveau puis le cœur. Et si votre esprit est encore un rien debout, souvenez-vous que vous aviez tort. Car la liberté que vous assimiliez à l’insouciance est celle qui vous a perdu. La liberté que vous deviez aimer n’a jamais été insouciante mais au cœur du souci de vivre. Pensez à cette phrase de Heidegger : « La perfection de l’homme, c’est-à-dire sa capacité de devenir ce qu’il peut être en raison de sa liberté pour ses possibilités inaliénables, est l’œuvre du souci ». C’est en ayant le souci de vous et du monde que votre être se déploie au plus libre de ce qu’il est. Et si votre cœur est encore un rien debout, souvenez-vous que vous aviez tort de penser que la liberté c’est l’insouciance. Car la liberté n’a jamais été insouciante auparavant que dans la limite exacte de votre premier renoncement à Être. Le second vient déjà. On entend des quidams, des journalistes, des parlementaires, des portes paroles du gouvernement vouloir endurcir et pérenniser un arsenal législatif de quarantaines, de couvre-feux, d’obligations vaccinales, et autres outils pour vous rendre plus libre, vous qui avez accepté que « la nouvelle liberté, c’est l’arme contre la pandémie ». Et c’est là votre second renoncement, fier de cette nouvelle liberté, dans votre nouvelle insouciance altruiste vous vous apprêtez à crier dans une salle du Ministère des Libertés : « Do it to Julia! Do it to Julia! Not me! I don’t care what you do to her ».
« Une atmosphère obscure enveloppe la ville, Aux uns portant la paix, aux autres le souci. » Recueillement, Charles Baudelaire
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